Liste des produits et biographie de Blind Boy FULLER - Sonny TERRY

Blind Boy FULLER - Sonny TERRY
Guitariste et Harmoniciste de jazz américains

BLIND BOY FULLER/SONNY TERRY

 En 1935, les Etats-Unis trainent encore les conséquences de la grande dépression et son marasme économique. Avec le train de mesures du New Deal, la situation s'améliore progressivement dans son ensemble mais une page de l'histoire du pays est tournée. Une page de l'histoire du blues également. Les courtes années de prospérité commerciale du blues rural ont été englouties comme le reste avec le krach de Wall Street et ses "vedettes" avec. Pour beaucoup, c'en est fini de leur carrière discographique; désormais, c'est un blues fortement urbanisé qui a pris la relève et va s'imposer sur le marché des race records, y compris dans le Sud. C'est pourtant en juillet de cette année 1935 qu'est enregistré pour la première fois un chanteur-guitariste aveugle de Caroline du Nord, Blind Boy Fuller. Il grave douze morceaux en quatre jours et va devenir en quelques années l'un des bluesmen les plus célèbres de son époque, laissant dans la cire jusqu'en 1940 cent-trente faces toutes publiées, ce qui donne, en 78 tours, un rythme moyen d'une sortie par mois!

Ainsi Blind Boy Fuller, au milieu des vedettes du blues des grandes cités, a répondu presque seul et à contre-courant à la demande de toute la population noire du Sud en représentant la vie rurale dans sa réalité quotidienne. Fuller n'était pas originaire du deep south (Mississippi, Alabama, etc.) mais d'une région où les conditions de vie étaient depuis longtemps un peu plus favorables. Les états de la Côte Est, bordés par la chaîne montagneuse des Appalaches qui part de la Géorgie et traverse les Carolines pour filer jusqu'en Virginie, où la politique de ségrégation était un peu plus souple (en partie par le fait d'une économie plus diversifiée), avaient un peu moins souffert de la Dépression, en particulier autour des florissantes entreprises de la "ceinture du tabac". C'est dans ce contexte qu'est né le Piemont Blues qui puisait dans les sources folkloriques noires et blanches et développa une forme particulière de ragtime à la guitare. Voilà le décor au milieu duquel Blind Boy Fuller a construit sa vie et sa musique.

 Blind Boy Fuller, de son vrai nom Fulton Allen, naît le 10 juillet 1907 à Wadesboro, bourgade de Caroline du Nord, dans une famille de dix enfants. Il apprend la guitare à Rockingham, ville voisine où il s'est installé vers 1925 et commence à jouer dans les rues, pour les soupers campagnards et les bals de maison. Suite à des ulcères (qui relèveraient d'un "accident" provoqué par une femme jalouse), il perd progressivement la vue à partir de 1926 et devient définitivement aveugle en 1928. Il quitte alors le foyer familial pour entreprendre la vie de musicien itinérant et se dirige tout droit vers le pays du tabac où l'argent coule à gros débit. On l'aperçoit ainsi aux portes des manufactures de Winston-Salem, NC, où il joue et fait la manche. Après quelques déambulations, il obtient vers 1929 un emplacement à la sortie de la principale fabrique de tabac de Durham.

C'est donc dans la rue que joue Fuller et c'est évidemment dans la rue qu'il fait des rencontres : d'abord Blind Gary Davis, en 1932, chanteur et guitariste brillant, aveugle comme lui et plutôt spécialisé dans l'interprétation des negro spirituals, puis George Washington surnommé Bull City Red — on appelle Bull City la ville de Durham — guitariste et surtout excellent joueur de washboard qui sert souvent de guide à l'un et à l'autre, et enfin Sonny Terry, aveugle lui aussi, qu'il entend jouer de l'harmonica sur le trottoir d'en face où il fait la manche à Wadesboro et à qui il propose immédiatement de s'associer.

Durant la période 1934-1938, Fuller et Terry vont jouer ensemble dans les rues, les fish fries, les house parties, parfois avec Red et Davis, à Wadesboro, Watha, Durham où Blind Boy demeure avec son épouse Cora Mae et où il va héberger Sonny.

Alors qu'il travaille au Lincoln Café de Durham, Blind Boy Fuller est remarqué par un certain J.B. Long, propriétaire de magasins, marchand de disques, agent et directeur artistique de l'American Record Company (ARC). Long prend en main les affaires de Fuller, devient son manager, lui fait travailler, répéter et peaufiner son répertoire, et organise pour lui, en juillet 1935, un premier cycle de quatre jours de studio à New York auxquels prennent part également Gary Davis et Bull City Red. Le produit de ces séances est couronné de succès : les disques de Blind Boy Fuller se vendent remarquablement bien (pas ceux de ses compagnons!) et il retourne en studio, seul cette fois, en avril 1936, puis en février 1937 avec Red et le guitariste Floyd "Dipper Boy" Council avec qui Fuller s'est produit à Chapel Hill. Les séances se déroulent toujours sur plusieurs jours, c'est dire à quel point les pièces choisies ont le temps d'être enregistrées dans les meilleures conditions. En juillet de la même année, Fuller fait une infidélité à ARC et grave une série de disques à New York dans les studios Decca avant de retrouver sa "maison" au mois de septembre.

Toujours en 1937, en décembre, Blind Boy Fuller franchi à nouveau la porte des studios new yorkais accompagné de Floyd Coucil et, pour la première fois, de Sonny Terry...

 Sonny Terry, né Saunders Terrell à Greensboro en Géorgie, est l'un des huit enfants d'une famille où le père joue de l'harmonica et la mère chante. Très tôt, intéressé par la musique, il chante dans les grands rassemblements (gospel camp meetings) qu'organise l'Eglise baptiste. Vers six/sept ans, il apprend à son tour l'harmonica et commence à jouer lors de soirées dansantes. Suite à des accidents, il perd l'œil gauche en 1922 et l'autre en 1927; il s'est alors installé à Shelby, NC, pour travailler. Dorénavant, il ne lui restera plus que la musique pour vivre. Il mène la vie de hobo et fait la manche dans les rues, ce qui le conduit à son tour vers les entrepots et manufactures de tabac vers 1929. Après s'être joint brièvement à un medicine show au début des années 30, Terry joue dans les rues et, un beau jour, rencontre Blind Boy Fuller. Et c'est autour de Durham que les deux compères, souvent rejoints par Bull City Red, gagnent leur pitance en jouant leur musique.

A partir d'avril 1938, Terry et Red (devenu "Oh Red" suite, peut-être, au fabuleux succès du disque du même nom des Harlem Hamfats que reprendra à son tour Fuller en en 1937) sont de toutes les séances organisées par J.B. Long pour le chanteur-guitariste et dont les disques sortent sous étiquettes Vocalion, puis OKeh en 1940, labels appartenant à ARC. Mais ils n'interviennent pas partout. Suivant le type du morceau, blues low down, ragtime, air de danse ou thème plus léger, Fuller joue soit seul soit avec Terry et/ou Red.

Malgré des séances organisées à Columbia (Caroline du Sud) en octobre 1938 et à Memphis (Tennessee) en juillet 1939, Blind Boy Fuller circule dans un rayon qui se limite aux plantations de tabac, aux foires et aux rues de Burlington, Raleigh, Greensboro, Chapel Hill, Rocky Mount... et ralentit d'ailleurs ses activités musicales à partir de 1939; il semble bénéficier de revenus suffisants pour rester dans sa maison de Durham. Cela provoque pour Sonny Terry un certain "chômage technique" qui l'oblige à essayer de gagner sa vie en dehors de la musique. Heureusement l'harmoniciste, remarqué par le producteur John Hammond, est invité à sa produire, en décembre 1938, pour le premier concert "From Spirituals to Swing" au Carnegie Hall de New York où il se rend en compagnie de Red — pourquoi Blind Boy Fuller n'a-t'il pas fait partie du voyage? Le lendemain, Terry est enregistré pour la première fois en solo pour la Bibliothèque du Congrès et, quelque jours plus tard, il grave deux titres pour Columbia qui ne seront publiés qu'un an et demi plus tard dans le catalogue... classique! Peut-être considère-t'on sa musique plus folklorique, plus "ethnique" que les blues destinés au race market.

Alors qu'il se produit avec Fuller à Burlington, NC, en 1939, Sonny Terry rencontre pour la première fois Brownie McGhee, un chanteur-guitariste du Tennessee venu lui aussi "chercher fortune" dans les champs de tabac. En décembre il participe au second concert "From Spirituals to Swing" et se produit dans la foulée au Café Society Downtown, lieu "branché" et racialement intégré où se retrouve l'Amérique libérale, intellectuelle et artistique. A New York il retrouve Fuller pour une nouvelle série d'enregistrements en mars 1940 qui débouchent à nouveau sur d'importants succès discographiques pour le chanteur-guitariste qui, pour la première fois, interprète deux chants religieux (publiés sous le pseudonyme de Brother George par J.B. Long qui, malin, avait déjà surnommé ainsi Bull City Red avant de baptiser plus tard Brownie McGhee du même nom!).

Sonny Terry et Oh Red, qui ont joué ensemble dans les clubs de Greenwich Village, gravent pour la première fois sous leurs deux noms joints quelques pièces typiques. Fuller leur prête main-forte dans un morceau : ce sera la seule et unique fois où il apparaîtra sur un disque en tant que sideman. Ce qui n'empèche pas son nom de figurer sur les étiquettes des disques de ses deux collègues, les "Blind Boy Fuller's Boys"!

La séance suivante, en juin, pendant laquelle il enregistre à nouveau quatre negro spirituals, sera la dernière de Blind Boy Fuller. Souffrant d'une maladie des reins, il est hospitalisé en décembre. Opéré deux mois plus tard, il ne survit pas à l'intervention suite, dit-on, à une transfusion de sang empoisonné. Blind Boy Fuller meurt à Durham le 13 février 1941. Il était à peine âgé de 34 ans. Une carrière brillante s'achève trop brièvement. Une autre commence à peine, celle de Sonny Terry. Elle sera longue et, allant bien au delà de la population afro-américaine, elle couvrira toute la planète.

Sonny Terry a trouvé un nouveau compagnon pour succéder à Fuller : Brownie McGhee qui, poussé par Long, s'inspire du style de son aîné. Quelques mois après la disparition du grand bluesman qui est durement ressentie par toute la communauté, il grave un Death of Blind Boy Fuller qui prolonge le souvenir de celui qui les a quittés trop tôt.

Des rues de Burlington et de Durham où ils jouaient pendant que Fuller était alité, Terry et McGhee se retrouvent rapidement sur la scène du Riverside Stadium de Washington, DC, en compagnie du grand chanteur Paul Robeson. Terry enregistre avec le petit orchestre de McGhee en octobre 1941 et "duette" avec Jordan Webb, l'harmoniciste attitré de ce dernier. Ils vont ensuite fréquenter de plus en plus le milieu d'avant-garde new yorkais qui, amené par le chanteur-guitariste Woody Guthrie, découvre le phénomène folk. Les deux compères se joignent à ce mouvement qui comprend aussi Leadbelly, Pete Seeger, Cisco Houston, Josh White... Sonny joue avec eux dans des concerts folk, des hootenannies; ce sont aussi les premières émissions de radio, les premiers films, les premiers shows, tandis que se crée à Harlem un noyau de bluesmen noirs qui comprend Ralph Willis, Tarheel Slim, Stick McGhee (le frère de Brownie), Jack Dupree, Bob Gaddy, Alec Seward, Gary Davis, Square Walton, etc., qui tous, à un degré ou un autre maintiennent vivante la flamme transmise par Blind Boy Fuller. Un peu comme si celui qui était toujours resté un "homme de la campagne" se retrouvait par procuration dans un monde urbain au milieu de nouvelles formes de blues dont il aurait donné la direction.

Poursuivant cette double voie : folk d'un côté (essentiellement pour le public blanc), rhythm and blues de l'autre pour une communauté noire qui va se tourner progressivement vers des formes plus modernes de musique populaire, Sonny Terry et Brownie McGhee, qui se cotoyaient journellement, allaient définitivement joindre leurs destinées en 1957 et devenir le duo de bluesmen le plus célèbre de la planète jusque peu avant la mort de l'harmoniciste, le 11 mars 1986.

Une guitare...

A partir d'un jeu en fingerpicking qui découle de celui des grands guitaristes virtuoses de la Côte Est, Blind Blake (qu'il aurait rencontré à Charlotte en 1929 et dont il connaissait bien les disques), Blind Gary Davis, Julius Daniels, Carl Martin voire Buddy Moss et Josh White, Blind Boy Fuller a eu la capacité de réaliser une synthèse originale des différents styles de ragtime et de blues, du Piemont et bien au-delà. Il a apporté, en accentuant les basses et en se servant d'une guitare métallique, un supplément rythmique et sonore, et a volontiers sacrifié les figures complexes en faveur de la clarté et de la lisibilité du jeu (notes détachées, articulation précise). Chargeant sa musique du poids de la terre — il ne s'est jamais coupé de ses racines — il lui a donné une dimension "populaire" plus universelle. Ses accompagnements sur l'instrument, tantôt vifs et assurés, tantôt plus dramatiques et troublants, sont toujours exactement en phase avec les paroles, le chant, la voix; une voix forte pour un homme plutôt frêle, souvent sombre, parfois douloureuse qu'il met au service de textes aussi construits et clairs que sa musique (même dans les double-sens grivois!), facilement compréhensibles et assimilables par son public, celui des campagnes et des petites villes du Sud.

Malgré sa mort précoce qui a brisé sa carrière en plein élan, Blind Boy Fuller a profondémment marqué des guitaristes aussi divers que Floyd Council, Willie et Richard Trice (dit "Little Boy Fuller"), Ralph Willis, Alden Bunn (Tarheel Slim), Edward Harris (Carolina Slim), Arthur Gunther, Merle Travis, Doc Watson, John Jackson... et bien évidemment Brownie McGhee (surnommé par Long "Blind Boy Fuller Nr.2"), l'héritier le plus célèbre.

Mais le personnage qui symbolise peut-être le mieux cette présence de Fuller, celui qui, en quelque sorte a transmis le témoin, c'est bien Sonny Terry.

...et un harmonica

Si les duos guitare/harmonica ne sont pas une nouveauté, l'association Fuller/Terry démarre pourtant très progressivement. L'harmoniciste n'est convié au studio en décembre 1937 qu'en tant qu'invité alors qu'il joue avec Blind Boy depuis déjà plusieurs années. Sa présence reste timide, presqu'un fond sonore derrière le fingerpicking claquant et assuré de Fuller sur sa guitare National. Lors des séances suivantes, on note déjà quelques tournures signées Sonny Terry (Mean And No Good Woman) mais celui-ci reste enregistré au second plan : il semble répondre de loin au son métallique et affirmé de la guitare, ce qui ajoute au côté plaintif (Stop Jivin' Me Mama, Big House Bound). Petit à petit, sa présence se manifeste par des contrechants et des interventions vocales, ces "ooh!" qui deviendront sa marque. En 1939, Terry gagne en autonomie, en autorité — il est vrai qu'il est passé par le Carnegie Hall — et intervient lors de solos. Plus tard, sur un thème typique de Fuller en 8 mesures (Somebody's Been Talkin'), il accroit encore son indépendance tout s'affirmant réellement comme l'interlocuteur du guitariste (You Got To Have Your Dollar).

Marqué par la musique des Appalaches, influencé par DeFord Bailey, célébrité de Nashville (Fox Chase), Sonny Terry pratique un style totalement différent des harmonicistes urbains de l'époque (Hammie Nixon, Sonny Boy Williamson, Jazz Gillum, Robert Lee McCoy, etc.). Très spectaculaire car son jeu est riche en effets "réalistes" (imitations de loups, de chiens, de trains et autres bruits), virtuose dans la combinaison simultanée voix/instrument — il est parfois difficile de distinguer l'une de l'autre —, il compense un jeu harmonique imprécis par un grand sens des couleurs et de la dynamique. S'il s'adapte aux structures basiques du blues (en 8, 12 et même 10 mesures — Bus Rider Blues) avec Fuller, il reprend une indépendance totale en solo ou avec le soutien stimulant de Red; là la mélodie et la métrique se perdent dans un jeu foisonnant, ébouriffant et hautement expressif où harmonica et voix de tête sont totalement mêlés (il est d'ailleurs intéressant d'écouter comment Blind Boy Fuller tente de structurer Harmonica Stomp).

La musique de Sonny Terry, instinctive, qui se promène sur un ou deux accords, possède un aspect primitif très marqué et s'adapte sans heurt à l'accompagnement plus folk de Woody Guthrie (Lonesome Train). En fin de compte, Terry a construit sa musique selon ses propres règles avant la rencontre avec Brownie McGhee, prolongement "naturel" du duo avec Fuller. A cet égard, Sweet Woman, dans lequel Terry abandonne pour la première fois le falsetto et chante avec sa voix "cassée" normale, représente à la fois l'héritage inestimable de Fuller et les promesses que cet héritage fructifiera.

 

Jean Buzelin

 

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